9
Sahourê s’éveilla en sursaut et ouvrit les yeux dans la nuit noire. Puis il distingua le parapet de la terrasse et, au-dessus de sa tête, la voûte du ciel où luisaient des myriades d’étoiles, ancêtres des divinités les plus anciennes, gardiennes et guides éternels.
Dormir sur le toit par ce temps lui procurait une infinie quiétude, et rien d’habitude ne troublait son sommeil. Sahourê se souleva sur un coude et regarda autour de lui, mais tout paraissait normal. Sur une natte à faible distance son serviteur personnel dormait profondément, de même que son chien, qui eût certainement donné l’alerte s’il avait senti une présence étrangère sur le toit.
Sans doute un rêve, pensa Sahourê. Pourtant, il n’en conservait aucun souvenir. Les nouvelles récentes n’étaient pas préoccupantes au point de le tenir en éveil. Il n’était pas homme à remâcher la défaite et, d’ailleurs, la bataille n’était pas encore perdue. À l’exemple de sa maîtresse Giloukhipa, il supportait les revers du destin avec philosophie.
La nuit était apaisante. Il contempla pensivement les étoiles. La période de purification de Mia s’achèverait bientôt. Il avait hâte de voir l’enfant ! Une petite fille… Il se demandait quel nom ils lui avaient donné. Il songea à Mia et à ce petit bébé, dormant ensemble sur une terrasse toute proche. De jour, il pouvait même les apercevoir.
Il s’étira voluptueusement. Il avait le temps, oui, amplement. Calme, à demi endormi, il vit s’insinuer à l’orient du ciel la lueur grisâtre précédant l’aube. Alors, les paupières lourdes, il glissa de nouveau dans un sommeil paisible.
Huy s’éveilla de bonne heure. Il ordonna à son serviteur de lui apporter de l’eau dans la cour, où il se lava de la tête aux pieds, nettoyant non seulement son corps mais aussi son cœur du souvenir de la veille. Il avait réussi à s’abstenir de boire après le départ de Chaemhet, ce dont il était récompensé par un esprit lucide. Toutefois, à force de se promener, perdu dans ses pensées, il avait regagné très tard son logis. Senséneb avait laissé paraître sa surprise qu’il ne fût pas ivre. Cette expression légèrement méprisante était une des choses, chez elle, qui lui portaient sur les nerfs.
Mais ce matin-là, Huy ne la vit nulle part et savoura sa solitude. De la fenêtre sud, il regarda la barque-matet éclabousser les murailles du palais d’un rouge doré. Il enfila un vieux pagne confortable et des sandales de cuir fatiguées. Remarquant ce laisser-aller, Psaro, qui était venu le rejoindre après avoir préparé le poisson et le concombre au vinaigre que Huy avait demandés pour son petit déjeuner, commenta en levant un sourcil dubitatif :
« Nakht n’appréciera pas.
— Je ne vais pas aux Archives.
— Ah ?
— Je m’accorde une journée de congé. Il y a peu à faire avant le Temps de la Sécheresse. On ne peut voyager commodément quand toutes les terres sont encore bourbeuses.
— Seras-tu chargé du voyage dans le Nord ?
— Je pense que oui. »
Psaro éprouvait une curiosité dévorante à l’égard des régions septentrionales de la Terre Noire. Il avait usé d’allusions plus ou moins subtiles pour faire comprendre son désir d’accompagner Huy et, depuis peu, il le harcelait presque quotidiennement dans l’espoir d’avoir des nouvelles.
« Cela ne jouera pas en ta défaveur ?
— Quoi donc ?
— Que tu prennes du temps pour toi ?
— Pas le moins du monde. Après tout, je ne m’absente qu’un seul jour. »
Le scribe finit rapidement de se vêtir car il préférait partir avant que Senséneb fût levée. Après s’être restauré, il sortit par la porte du jardin, qui donnait sur une contre-allée. Déjà des paysans arrivaient des champs, presque invisibles sous d’énormes bottes de verdure, afin de vendre le premier produit de leur récolte. Des hommes aux membres secs, qui sentaient le limon. Huy, naturellement robuste et bien charpenté, se sentait mou et gras à côté d’eux. Comme toujours, il fut repris par une envie irraisonnée d’échanger sa vie contre la leur.
Le scribe leur emboîta le pas vers le centre de la cité ; son allure pas plus que ses pensées n’était nonchalante. Il parcourut les rues encombrées, traversa des petites places rafraîchies par leur nouvelle parure où se mêlaient le vert et le brun des moissons, pour se rendre au quartier des sculpteurs. Certes, ce n’étaient pas ses affaires et cela n’avait aucun rapport avec le meurtre, qui, à vrai dire, ne l’intéressait plus guère. Mais la curiosité l’aiguillonnait. Car si c’était Teyé qui avait envoyé Géoua à Chaemhet…
Huy arriva devant une porte basse encastrée dans un mur. Elle céda en grinçant sous la pression de sa main. Il pénétra dans une courette où les rayons du soleil semblaient se concentrer. Tout le long des murs, des auvents dispensaient de l’ombre. Au-dessous, devant des établis jonchés d’outils de bronze et de cuivre, les artisans et les apprentis de Djhoutmosé travaillaient avec ardeur.
Djhoutmosé lui-même avait vieilli et ne jouissait plus des honneurs qu’il avait connus du temps où il était le maître sculpteur de la Grande Reine Néfertiti, une bonne décennie plus tôt. Mais il exerçait toujours son art, peut-être parce que le roi Ay conservait une place dans son cœur pour l’homme qui, par son talent, avait su immortaliser la beauté de sa fille aînée. L’ébauche originale du buste célèbre trônait encore dans l’atelier, au centre d’une étagère réunissant des maquettes, et la fierté que son œuvre inspirait à l’artiste était manifeste.
Celui-ci avait dix ans de plus que Huy. Leur amitié, née du temps où ils étaient ensemble à la cité de l’Horizon, ne s’était jamais démentie. Djhoutmosé avait connu une courte disgrâce durant laquelle l’exercice de son métier lui fut interdit. Ses portraits du pharaon d’Aton avaient été fracassés à travers tout le pays. Mais son talent était trop prodigieux pour être laissé en friche, et bientôt le sculpteur fut à même de remonter un atelier dans la capitale du Sud.
L’homme était vigoureux, encore athlétique en dépit des années, glabre et chauve à l’instar d’un prêtre. Comme toujours, l’argile séchée formait une croûte sur ses mains et une couche impalpable de calcaire poudrait sa peau. En découvrant Huy, il posa le ciseau à dents qu’il était occupé à nettoyer et se leva, les bras grands ouverts, pour donner l’accolade à son ami.
« Huy ! s’écria-t-il, serrant le petit scribe dans un nuage de poussière blanche. Quel bon vent t’amène ? Cela fait si longtemps ! Mais je suppose que ce sont les affaires, et non l’amitié, qui me valent le plaisir de ta visite. La cour a-t-elle une commande importante à nous faire ?
— Je ne suis pas envoyé par les Archives, répondit Huy en souriant. Nakht ne se priverait pas du plaisir de passer commande personnellement.
— Certes ! Il sait que je déboucherais une pleine jarre de vin pour fêter l’événement, opina Djhoutmosé avec un bon rire. Mais rien ne nous en empêche. »
Il se tourna pour faire signe à l’un de ses apprentis.
« Non ! l’arrêta Huy.
— Non ? Ma parole, tu n’es plus l’homme que j’ai connu ! Un petit gobelet, au moins ! Nous n’avons pas bu ensemble depuis un an. »
Il adressa un signe de tête à l’apprenti, qui fila en direction de la cave.
Huy observa la cour autour de lui. La plupart des hommes travaillaient sur des statuettes du pharaon et de ses épouses, destinées au palais et aux royaumes vassaux. Le scribe remarqua parmi elles plusieurs représentations d’Ankhsi, que certaines figuraient enceinte – Ay prenait ses désirs pour la réalité. Au centre de la cour se dressait un torse massif, que deux des artisans avaient dégrossi à l’aide de burins pointus ; ils laissaient leurs assistants terminer l’ébauche avant de s’attaquer aux détails et au polissage. Le torse était taillé dans le granit rose foncé du Sud, un matériau infiniment plus dur à travailler que le fin calcaire de Toura : la moindre maladresse risquait de le gâcher. La tension se lisait sur le visage des apprentis, qui étaient plus grands et plus âgés que leurs compagnons et sans doute en passe de devenir membres à part entière de leur corporation.
L’air résonnait du martèlement ferme mais irrégulier des maillets de bois sur les ciseaux de cuivre, du choc métallique des ciseaux sur la pierre. Dans un coin de lumière, un jeune garçon polissait une tête grandeur nature de Pharaon à l’aide d’un silex rond qui s’adaptait à sa paume. Huy reconnut cette pierre striée de blanc, que Djhoutmosé utilisait déjà du temps de la cité de l’Horizon. Un autre adolescent, muni d’un récipient plein d’eau, facilitait l’opération en passant sur la surface une éponge humide. Huy les observa, songeant qu’une telle patience lui serait à jamais étrangère. Un petit chien blanc allait d’un pas important d’établi en établi et s’en éloignait dédaigneusement, jusqu’au moment où, jetant enfin son dévolu sur l’un d’eux, il voulut lever la patte et s’attira un chapelet de jurons et une grêle de débris de pierre.
« Viens ! dit Djhoutmosé à son ami. Le soleil cogne, aujourd’hui. »
Huy se baissa pour passer sous l’auvent, heureux de se mettre à l’ombre. Dans son atelier ouvert, le maître sculpteur débarrassa un banc de ses gravats en l’époussetant avec un chiffon avant d’inviter le scribe à y prendre place.
« Je vois que tu n’as pas mis tes plus beaux habits pour cette visite, remarqua-t-il en souriant.
— N’en sois pas offensé. Il se peut que j’aie un long chemin à faire dans la cité, aujourd’hui, avant de pouvoir me changer. Je préférais être à l’aise.
— Entre amis, il ne devrait jamais en aller autrement. »
Huy sourit du compliment. Exposer le motif de sa visite étant prématuré, ils échangèrent avec politesse des nouvelles de leurs familles jusqu’à ce que le jeune garçon apportât le vin. Celui-ci était frais et léger, avec un léger arrière-goût métallique. Il y avait de la poussière de calcaire au fond des gobelets en terre cuite. Huy jeta un regard circulaire sur la pièce. En dehors des gravats ôtés du banc où il était assis, et que le petit apprenti entraînait dans un coin à coups de balai, tout était d’une propreté surprenante. Sur la table, une silhouette aux seins et au ventre épanouis qui pouvait être Hapy, incarnation du Fleuve, était le seul signe d’un travail en cours. Les outils de Djhoutmosé, suspendus en ordre parfait sur leur râtelier, luisaient dans les minces rais de soleil filtrant par les interstices de l’auvent. Le sculpteur suivit le regard de Huy.
« C’est vrai, je travaille moins, à présent. Mes yeux ne supportent plus la lumière crue et, ici, il fait trop sombre pour peaufiner les détails.
— Je suis navré de l’apprendre.
— Ne t’inquiète pas. C’est le signe qu’il est temps pour moi de raccrocher. Regarde ça, dit-il, désignant sa dernière création. Qu’est-ce, à ton avis ?
— Hapy.
— Tout juste ! approuva Djhoutmosé, ravi. Mais vois un peu ce manque de proportions ! Rien n’est à sa place. Le ventre est trop gros et les bras trop courts.
— Mais la plénitude qui s’en dégage est un plaisir pour les yeux.
— Ça ne ressemble pas à Hapy.
— Bien au contraire ! Cela ressemble à tout ce que le dieu incarne. Son essence même.
— On sent effectivement une certaine plénitude, admit le sculpteur, dubitatif. Mais les prêtres ne donneront jamais leur aval.
— Sans doute ne sont-ils pas encore prêts pour de telles innovations.
— Aucune innovation là-dedans. La vérité, c’est que je ne sculpte plus aussi bien qu’avant. Allons ! soupira Djhoutmosé. Je vais demander à Psammentich de revoir les contours.
— Psammentich ?
— Mon meilleur élément. Il dirige l’atelier, mais il se spécialise dans les travaux de précision. Les amulettes, ce genre de chose… »
Cela ne pouvait mieux tomber.
« Reconnaîtrait-il celle-ci ? » demanda Huy, sortant de sa bourse le petit nœud d’Isis en cornaline.
Djhoutmosé le retourna en tous sens dans sa grande main vigoureuse. Ses yeux s’adoucirent et son visage se détendit, pleins de la concentration de celui qui sait.
« Je ne pense pas que ce soit son œuvre, mais je vais l’appeler pour en avoir confirmation.
— Est-ce du bon travail ?
— Oui, remarquable. »
Psammentich, long et fluet, aux mains aussi petites que celles d’un enfant, entra peu après en époussetant le vieux tablier en cuir qu’il portait par-dessus son pagne déchiré.
« Tu as raison, confirma-t-il au premier coup d’œil. Cette amulette n’est pas de moi, en dépit de la beauté des caractères. Elle serait digne de mon talent, ajouta-t-il avec un large sourire.
— Saurais-tu qui l’a réalisée ? interrogea Huy.
— Un seul homme, à part moi, est capable d’une telle perfection, annonça le sculpteur après avoir examiné plus longuement l’objet.
— Et qui est ce phénomène ? demanda le scribe, à bout de patience.
— Pirizi le Mitannien. Pose-lui donc la question », dit Psammentich en rendant le talisman à Huy.
L’échoppe de Pirizi ne fut guère facile à trouver. Elle se dissimulait au bas d’une allée tortueuse évoquant un goulet entre des rochers ; en outre, celle-ci était perdue au milieu d’un dédale de ruelles bondées, où hommes et mulets se bousculaient dans leur hâte à en sortir. Pourtant, l’allée elle-même était presque déserte. Le calme n’en était troublé que par l’écho léger des ouvriers travaillant le métal et la pierre dans d’invisibles ateliers.
« Oui, c’est bien moi qui l’ai faite », déclara Pirizi, un vieillard rabougri dont le teint blafard suggérait qu’il voyait rarement la lumière du jour.
Sa peau n’était plus qu’un enchevêtrement de rides où disparaissaient ses yeux. Pour tenir l’amulette, il se servait de ses longs doigts déliés comme de pinces, tels des instruments poussés sur son propre corps.
« Pourrais-tu me dire à quelle époque ? s’enquit le scribe.
— J’en fais de nombreuses semblables, répondit le lapidaire avec un haussement d’épaules.
— Toutefois, l’inscription… »
Pirizi plissa son visage dans son effort pour la déchiffrer, en l’approchant tout près de ses yeux. Puis il se tourna vers Huy, qui devina que le vieillard le regardait.
« Elle est d’un nommé Chaemhet à une certaine Teyé.
— Je sais cela.
— J’ai fabriqué cette amulette pour l’homme, j’imagine.
— Te rappelles-tu qui te l’a commandée ? Un homme… ou une femme ? »
Pirizi reporta son attention sur l’amulette, puis releva la tête vers Huy. D’une manière indéfinissable, son expression s’était altérée.
« Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Je suis un fonctionnaire de la cour ! dit sèchement le scribe.
— Mais moi, j’ai un devoir de discrétion envers mes clients, répliqua Pirizi. Je ne suis pas un artisan de bas étage. On me paie grassement mon ouvrage, et en retour…
— Chaemhet est mon ami. Il est marié. Le nom de son épouse n’est pas Teyé.
— Même dans ces conditions…
— Peux-tu me dire, au moins, s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme ?
— D’un homme, de toute évidence.
— Serait-il impossible qu’une femme te demande de ciseler une amulette, afin de se la faire offrir par son amant ?
— Évidemment ! À qui viendrait une idée aussi saugrenue ? En tout cas, je me souviens que c’était un homme. Ce travail est récent. Je me rappelle exactement les circonstances.
— Alors, qui était-ce ?
— Je ne fréquente guère le monde. Je dors au-dessus de ma boutique, je vis seul et je n’ai qu’un apprenti. Comment saurais-je te dire qui était cet homme ?
— Il doit pourtant t’avoir donné son nom ?
— Oui : Chaemhet.
— L’as-tu observé ? À quoi ressemblait-il ?
— Cela non plus, je ne peux te l’apprendre.
— Et pourquoi ?
— Parce que, pour moi, le monde visible s’arrête au bout de mon nez. Tel est le prix que je paie pour m’être usé la vue pendant tant d’années. Mes yeux, c’est mon apprenti qui m’en tient lieu.
— Et lui, a-t-il vu ton client ?
— Non, car il s’était absenté. Je le charge parfois de petites courses. Il n’était ici ni quand le client est venu passer commande, ni quand il est revenu chercher la marchandise.
— Comment le paiement s’est-il effectué ?
— Directement à mon grenier à grain, près du Fleuve. J’y ai un superviseur.
— Est-ce ton client qui… ?
— Non. À en juger par son parler, c’était un homme extrêmement cultivé. Il s’exprimait mieux que toi. Et il avait de quoi payer rubis sur l’ongle. Crois-tu qu’il serait venu régler le montant convenu en personne ?
— Combien t’a-t-il donné ?
— Un khar du meilleur blé de l’an dernier.
— C’est en effet fort généreux.
— Cette amulette a exigé de longues heures de travail. C’est une de mes plus belles pièces. L’inscription à elle seule…
— Reconnaîtrais-tu la voix de cet homme ?
— Peut-être.
— Pourrais-je parler à ton apprenti ?
— Il n’est plus à mon service. Il est reparti il y a cinq jours pour le Mitanni. »
Huy envisagea la possibilité d’amener Chaemhet jusqu’ici afin que le lapidaire pût entendre sa voix. Il n’entrevoyait rien d’autre pour le moment. Il remercia Pirizi et rebroussa chemin vers les artères principales. Si le mystérieux client était bien Chaemhet, il avait pris le risque de venir ici en personne au lieu d’envoyer Imbou. Quant au vieux Mitannien, il ne s’était pas montré des plus coopératifs, mais il n’avait pas donné à Huy l’impression de mentir.
Cela signifiait-il nécessairement que Chaemhet l’avait trompé ? Huy avait beau regarder en lui-même, il ne voyait que des ténèbres.
« Je n’ai aucune envie d’y aller ! déclara Mia, fixant son époux d’un air pincé.
— Pourtant, ce serait agréable de quitter la cité en cette saison. Toi qui aimes tant la campagne…
— La petite vient à peine de naître. Je ne veux pas l’emmener si tôt en voyage.
— Le bon air lui ferait du bien. »
Son épouse le considéra avec froideur. Sa période de purification était terminée, elle venait de reprendre sa maisonnée en main, son bébé se portait bien et tétait avec appétit. Mia n’avait pas absolument tout ce qu’elle désirait, mais elle gardait ses secrets pour elle. Les espoirs qu’elle nourrissait auraient été contrecarrés par un départ, et Chaemhet avait fait allusion à plusieurs semaines. Lui reviendrait en ville pour exécuter les devoirs de sa charge, mais elle resterait en exil.
La campagne… Il fut un temps où la perspective d’y séjourner l’enchantait, mais sa vie avait changé et maintenant cette simple idée lui causait autant de contrariété que de frustration.
Elle tenta une manœuvre différente :
« J’aime mieux rester. Toi, va à la ferme puisque tu le désires. Quant à moi, je préfère la capitale. Il fait plus frais ici, près du Fleuve.
— La ferme aussi se trouve au bord du Fleuve.
— Le quartier du palais est reposant, à cette époque de l’année. Les grandes cérémonies sont derrière nous. Maintenant que la petite est bien réglée, je ne veux pas la perturber en changeant ses habitudes. »
Elle le dévisageait, les yeux et le cœur de glace. Comment pouvait-il être à ce point aveugle ? Il est vrai que, depuis longtemps, il n’y avait presque plus rien entre eux. Elle avait calculé ses jours de grossesse, se demandant s’il en avait fait le compte. Dans ce cas, il avait choisi de ne rien dire. Tenait-il à éviter une dispute à tout prix ? Un divorce eût divisé sa fortune par deux, tandis que les biens de Mia étaient gérés par son père et qu’elle ne perdrait rien. Elle savait que Chaemhet était préoccupé, et elle savait pourquoi. Combien de fois elle avait senti sur lui l’odeur de l’autre quand il rentrait en retard, prétextant une affaire urgente à terminer ! Elle s’était abstenue de tout commentaire. Pourquoi ne voulait-il plus la toucher ? Mia se savait désirable. Elle en avait eu la preuve. Elle ferma les yeux et savoura ce souvenir. Bientôt se présenteraient de nouvelles occasions de revivre ces heures si douces. Mais pas si son époux l’expédiait à la campagne !
Mia observa Chaemhet avec attention. Elle non plus ne souhaitait pas une dispute irréparable. Un divorce l’aurait déchue de son rang, or elle ne voulait pas perdre cette maison, ni sa position sociale au sein du palais. Dans le désert de ce mariage, il devait bien y avoir quelque chose qui valût la peine de rester, de se sacrifier. Du moins avait-elle trouvé une consolation.
Chaemhet l’observait, lui aussi, et remarqua qu’un peu de noir avait coulé au coin de son œil gauche. Sitôt cette conversation finie, son épouse irait, comme d’habitude, vérifier son apparence dans le miroir. Elle en avait placé un dans chaque pièce. Elle serait horrifiée à l’idée de lui avoir parlé alors que son maquillage n’était pas impeccable. Qu’est-ce qui les poussait à rester ensemble ? Les convenances ? L’éducation ? Le sens du devoir ? Leurs enfants – un bébé, deux fillettes mortes et deux adolescents qui grandissaient déjà loin du foyer, et qui ne reviendraient jamais y vivre de façon permanente. Ils entreraient en apprentissage chez des scribes et parcourraient la Terre Noire en tous sens pendant leurs premières années de formation. Non, songea Chaemhet, rien ne les liait plus l’un à l’autre, Mia et lui, sinon la comédie qu’ils se jouaient mutuellement, par intérêt.
Le jeu en valait-il la chandelle ? Non, lui répétait énergiquement son cœur. Mais y remédier était une tout autre affaire. Si seulement il avait pu faire de Teyé sa concubine, ou sa deuxième épouse ! C’eût été oublier le caractère de Mia. Avec Teyé dans la maison, et sa propension à semer autour d’elle un joyeux désordre, la vie serait vite devenue intenable. Chaemhet faillit même rire à cette idée. Il lui aurait fallu posséder deux maisons et donc, pour ce faire, une partie des biens de Mia, que son père, en homme avisé, avait conservés pour les léguer plus tard en héritage.
« Agis comme bon te semble », dit-il, cédant ainsi qu’elle s’y attendait.
Intérieurement, Mia n’en fut pas moins soulagée. S’il l’avait voulu, Chaemhet aurait pu se prévaloir du droit de l’époux à être obéi et personne, pas même son père, ne serait allé contre lui. Elle ne comprenait pas que, sachant cela, Chaemhet n’en tirât jamais avantage. Voyait-il en-elle une menace ? Ou son sentiment de culpabilité le poussait-il à une faiblesse qui prenait le visage de la bonté ? Mia se demandait ce que Huy avait fait de l’amulette. En avait-il découvert la véritable origine ? Chaemhet ne l’aurait jamais dissimulée dans la maison, donc ce n’était pas lui. Quelqu’un essayait de briser leur ménage. Il aurait aussi bien pu s’éviter cette peine ! Chaemhet et elle continuaient à vivre sous le même toit uniquement parce que cet arrangement leur convenait. Mia avait scruté avec appréhension le visage du nouveau-né pour voir si les traits de son père y étaient déjà inscrits, mais il était trop tôt, hormis quelques signes donnant à penser que la petite fille aurait la beauté de sa mère. Quel soulagement ! Cela laissait à Mia un répit. Mais était-ce de temps qu’elle avait besoin ? N’aurait-elle pas accueilli avec bonheur, sans vouloir se l’avouer, une circonstance l’obligeant à mettre enfin un terme à cette union ?
Chacun des deux conjoints souhaitait en secret la mort de l’autre.
« Merci de ta considération, répondit-elle.
— Exaucer tes désirs est un plaisir », conclut-il avec courtoisie, bien que son cœur fût sombre.
Il quitta son logis pour marcher un peu dans les jardins du palais, où quelques autres promeneurs savouraient les derniers instants de repos de l’après-midi. Chaemhet soupesa les possibilités qui s’offraient à lui. À la Deuxième Maison, tout allait bien. La reine Ankhsenamon avait repris ses visites régulières à son grand-père, mais il ignorait comment se déroulaient ces entrevues. Si Ankhsi se montrait cordiale, elle n’avait pas fait de lui son confident et conservait une expression insondable. Assurément, elle n’était pas encore enceinte. Il pourrait peut-être s’éloigner quelque temps de la cité sans son épouse. Cela serait inhabituel, mais ne donnerait guère lieu à des commérages. Peut-être la tension qu’il ressentait à vivre avec Mia serait-elle atténuée, ainsi que sa douleur d’avoir perdu Teyé, qui commençait déjà à lui manquer. Il s’efforçait de ne pas penser à elle. Chaque fois, il imaginait des scènes par trop cruelles. Il ne pouvait la ravoir, mais il ne voulait pas que le harem se refermât sur elle comme un tombeau. Elle avait raison : la mort était parfois préférable.
Teyé regardait tristement par la fenêtre de sa chambre. À certains moments, rares et brefs, Chaemhet n’occupait pas ses pensées. Elle ne voulait pas qu’ils deviennent plus longs, qu’ils deviennent des jours ; pas plus qu’elle ne pouvait imaginer qu’elle oublierait, quoi qu’en dît Roya, se fiant à son expérience de seconde main pour la consoler. Avec Chaemhet, elle avait eu l’illusion de ne pas être seule ; sans lui, sa solitude était accablante et les efforts maladroits de la pauvre Roya pour la réconforter accroissaient encore cette impression. Elle sentait même, non sans ingratitude, qu’elle méritait mieux que la compagnie d’une domestique naine, et que si telle était la plus belle amitié qu’elle pouvait recueillir, elle préférait s’en passer. Roya devinait le mur dressé entre elles et s’en désolait.
« Teyé… commença-t-elle d’une voix timide.
— Quoi ?
— Si seulement tu trouvais comment employer ton temps…
— Que veux-tu que j’en fasse ?
— Une activité quelconque, pour te changer les idées.
— Je ne veux pas me changer les idées ! Je ne veux pas me distraire ! Ma souffrance est tout ce qui me reste. »
Roya baissa la tête, haïssant Chaemhet pour tout le mal qu’il avait causé. Elle ne connaissait que l’horizon étroit de sa vie. Elle n’aurait jamais la chance d’inspirer les sentiments qui faisaient tant souffrir Teyé. Elle n’attirerait jamais personne et n’oserait jamais tomber amoureuse. C’était déjà bien assez d’aimer Teyé et de se sentir exclue, même en sa présence, même en bavardant avec elle. Roya ne savait pas comment elle pourrait vivre sans Teyé.
« Combien de jours cela fait-il ?
— Je n’ai pas compté.
— Si peu de temps peut sembler une éternité. Rien de nouveau n’arrivera plus sous le soleil. La Saison de la Végétation cédera la place à la Saison de la Sécheresse ; le roi mourra et un autre lui succédera, mais rien de tout cela n’importera, car ces événements, je les vivrai sans lui. Je ne pourrai pas même lui en parler.
— Mais le changement est inéluctable. »
Teyé se perdit longtemps dans ses pensées. Elle restait si parfaitement immobile que Roya crut qu’elle s’était endormie, debout, près de la fenêtre. Cela n’aurait rien eu de surprenant : depuis des jours, Teyé refusait le sommeil jusqu’au moment où elle s’écroulait, vaincue. Mais cette fois, elle murmura :
« Inéluctable… jusqu’à ce que nous choisissions d’y mettre un terme.
— Le changement ne s’achève pas avec le voyage dans la Barque de la Nuit, protesta Roya.
— Le crois-tu vraiment ?
— Il le faut. Je dois croire au changement, car pour moi il ne peut signifier qu’une amélioration. Dans les Champs d’Éarrou, je serai grande et belle. Là-bas, mes parents ne m’abandonneront pas. »
Sa tristesse rabattit l’orgueil de Teyé, mais attisa aussi sa propre peine qui l’enveloppait telle une brume, émoussant ses perceptions. Seule son affliction, aussi aiguë qu’un poignard, remuait en elle comme une créature vivante lui rappelant constamment sa présence.
Cependant, une idée se cristallisait dans son cœur depuis deux ou trois jours, ces jours qui se succédaient pour l’emporter loin de l’instant des adieux. Sa vie ne se reconstruisait pas, ne se renouvelait pas, pourtant Teyé discernait un chemin s’ouvrant devant elle. Quelque part, la fleur maléfique de l’espoir refusait de se faner.
« Il est encore une chose, peut-être, que tu pourrais faire.
— Tout ce que tu voudras.
— Je ne suis pas sûre que ce soit un bon moyen.
— Tant que ce n’est pas la mort…
— Je ne sais pas », soupira Teyé avec lassitude.
Elle envoya Roya chercher de quoi écrire. Pendant ce temps, elle se lava, enleva sa perruque et se rafraîchit la tête à l’eau froide, penchée au-dessus d’une cuvette. S’étant séchée dans une serviette en lin, elle revêtit une robe et des sandales propres, puis choisit une perruque plus légère. Tandis qu’elle l’ajustait, elle se sentit beaucoup mieux, comme si elle venait de faire peau neuve. Soigneusement, elle oignit son corps d’huile et se maquilla avec l’adresse machinale née de l’habitude. Son reflet la contemplait : une femme ravissante aux yeux vides.
Elle se servit une coupe de vin de Dakhlah et le but à longs traits, le sentant rafraîchir les conduits du métou[36]. Elle sourit et prit place, droite et fière, sur le tabouret en bois poli. Elle posa sur sa table un petit rouleau de papyrus neuf, dont elle déroula le début.
Roya s’en revint, apportant une palette et des joncs. Teyé en choisit un et en mâcha l’extrémité afin de former le pinceau, puis dilua la poudre d’encre noire avec de l’eau. Elle se livra à tous ces préparatifs avec calme et détermination.
Assise par terre, le dos contre le mur, Roya l’observait en silence, écoutant le bruit léger du calame courant sur la page. La main de Teyé, tout d’abord hésitante, prit rapidement de l’assurance. La chambre disparut et la jeune femme ne vit plus que le pinceau et la surface où elle écrivait. On eût dit que le soleil s’était couché, ne laissant que cette petite flaque de lumière.
Enfin, elle traça les dernières lettres. Elle ne relut pas son message mais, sitôt l’encre séchée, roula étroitement le papyrus, le noua avec une ficelle de joncs et le cacheta.
La voyant prête, Roya se leva.
« À qui dois-je le porter ? demanda-t-elle, sachant d’avance la réponse.
— À lui. Assure-toi que lui seul puisse le trouver.
— Comment parviendrai-je à le lui remettre ?
— Je te fais confiance », dit Teyé en souriant.
Plus tard cette même nuit, la missive reposait dans le coffre-fort de Chaemhet.
Huy enrageait. Au terme de sa journée de congé, il était rentré chez lui pour trouver un message de Nakht, le convoquant à son bureau. Le scribe en chef était d’humeur loquace et mit un certain temps à en venir au fait. Enfin, il avisa Huy que non seulement sa tournée dans les mines de turquoises était confirmée, mais qu’elle aurait lieu plus tôt que prévu. Huy devait commencer ses préparatifs immédiatement, car son navire partait dans quelques jours.
Toute discussion eût été vaine. Le scribe ne pouvait se dérober à ses responsabilités, d’autant plus que le fait d’être choisi pour cette mission constituait un honneur. Mais la piste qu’il comptait suivre après sa visite à Pirizi devrait attendre, au moment précis où il avait enfin l’impression d’être sur la bonne voie.
« Tu devrais te réjouir de partir, lui dit Senséneb. Que veux-tu qu’il arrive, en ton absence ? Et puis, tu n’es pas censé enquêter sur cette affaire… si l’on peut la qualifier ainsi.
— Tu parles en toute vérité, mais ce n’est pas facile d’abandonner la chasse alors qu’on aperçoit le gibier.
— Ce gibier-là ne se sauvera pas. Montre un peu de patience ! »
Huy ne répondit mot. Si un malheur survenait en son absence, il ne le saurait pas. Car même si Senséneb le tenait régulièrement au courant, ses lettres mettraient des semaines à lui parvenir.
« Combien de temps pars-tu ?
— Le voyage en lui-même est long, et Ay n’a pas encore précisé la quantité d’informations qu’il souhaite. »
Il se mit à tourner comme un lion en cage. Senséneb l’observait, sachant combien son joug lui pesait. Mais il lui faudrait se résigner.
« Au moins, Psaro sera heureux ! remarqua-t-elle, tâchant de le dérider.
— Il sera bien le seul. »
Huy haussa les épaules. Comme toujours, son épouse avait raison : il ne pouvait que se soumettre.
Chaemhet avait regagné son appartement à contrecœur. Une succession d’invités étaient venus admirer le bébé et présenter leurs félicitations aux heureux parents. Chargés de cadeaux et de douceurs, ils formulaient des prières à Rénoutet afin que la déesse protège l’enfant en ses premiers jours si périlleux ici-bas. Cette fois, c’était au tour de Sahourê. Lui qui n’avait ni épouse ni même, visiblement, la moindre femme dans sa vie, fut un des derniers à se présenter.
Le Grand de la Troisième Maison entra, pour une fois presque timide, embarrassé par son corps massif qui réduisait les meubles exquis de Mia aux proportions de délicates miniatures. Après avoir hésité, il choisit enfin de s’asseoir sur un banc d’ébène taillé par les sculpteurs du Pount, habitués à la corpulence de leur reine difforme. Sahourê avait apporté des poupées costumées en danseuses, des animaux en bois et un tout petit nécessaire de toilette avec de minuscules cuillers à cosmétiques. Deux ans au moins passeraient avant que le bébé pût les apprécier.
Mia l’accueillit avec plaisir. En vérité, il y avait bien longtemps que Chaemhet ne lui avait vu un regard si animé. Sahourê, en revanche, semblait singulièrement maussade ; il s’exprimait par monosyllabes et s’obstinait à fixer ses pieds. Il sursauta avec nervosité quand Imbou, qui s’était approché sans qu’il l’eût remarqué, lui présenta de l’eau pour se laver les mains.
Ils causèrent à bâtons rompus pendant qu’on leur servait des gâteaux au miel et du vin, après quoi Mia se leva.
« Il est temps pour toi de faire la connaissance de notre enfant. »
Chaemhet, le cœur obsédé par Teyé, était un peu distrait. Il remarqua cependant qu’en dépit de la fraîcheur la lèvre supérieure de Sahourê était couverte de sueur.
Les hommes se levèrent donc et traversèrent le vestibule pour entrer dans la petite pièce, face au nord, où couchait le bébé. Elle dormait, pelotonnée sur le côté, sur un matelas de lin rembourré. Près du petit lit à hauts bords, une nourrice kouchite agitait un chasse-mouches. La chambre était plongée dans la pénombre, car des écrans avaient été placés en travers de la fenêtre pour bloquer la lumière crue du dehors et n’avaient pas encore été enlevés.
« Qu’elle est belle ! chuchota Sahourê comme il se devait, bien que son émerveillement parût réel.
— Ne la dérangeons pas », recommanda Mia.
Selon l’usage, Chaemhet invita son collègue à rester pour partager leur dîner. Cela faisait longtemps qu’ils ne parlaient ensemble que de travail et cette proposition relevait de la courtoisie la plus élémentaire, mais Chaemhet espérait que Sahourê refuserait. Celui-ci hésita, également par politesse, mais Mia insista et, à la surprise et à l’irritation de son époux, Sahourê finit par accepter.
Entretenir la conversation pendant le dîner ne fut guère facile, mais Chaemhet, encore préoccupé, s’arrangea pour aborder des affaires sans importance liées au palais. De récentes courses fluviales avaient été l’occasion de nombreux paris. Sahourê et Chaemhet en discutèrent avec plus d’enthousiasme qu’ils n’en ressentaient réellement. Ils s’accrochaient à ce sujet comme des naufragés à une épave. À un certain moment, Chaemhet s’excusa et alla se dégourdir les jambes dans la cour. Tout son corps brûlait et ses tempes palpitaient. En dépit de la chaleur de la nuit, la rue était déserte. Il s’assit sur un banc de pierre, les bras sur les genoux. De l’intérieur de la maison lui parvenait le rire de Mia. Il regarda la fenêtre, tout en haut, que les lampes à huile dessinaient en un rectangle orange dans l’obscurité bleutée. L’air frais ne lui procurait aucun soulagement. Il se sentait oppressé comme s’il évoluait dans un mauvais rêve.
Enfin la soirée arriva à son terme – Sahourê n’était pas resté longtemps. Chaemhet s’attarda à la porte, contemplant la lune basse dans le carré étoilé que délimitaient les masses sombres des bâtiments alentour. Son souffle était court et ses yeux picotaient lorsqu’il les fermait.
« Tu as l’air fatigué, observa Mia en le voyant rentrer.
— C’est vrai.
— Veux-tu dormir sur le toit ? Tu seras plus au frais. »
Et loin de toi, pensa-t-il.
« Et toi, où dormiras-tu ?
— Dans la chambre à côté de celle de la petite, au cas où elle aurait besoin de moi.
— Très bien.
— Je crois que tu n’aimes pas Sahourê, lança-t-elle avec une brusquerie qui le surprit.
— Comme tu le sais, nous étions ensemble à l’école des scribes. Cela ne fait pas de nous des amis pour autant, mais je n’ai envers lui aucune animosité.
— Tu es mal à l’aise, avec lui.
— Peut-être l’est-il avec moi.
— Quel dommage, entre collègues ! Tu es son supérieur. Tu devrais te montrer plus généreux.
— Généreux ? Je le suis bien assez ! »
Chaemhet n’aimait pas le tour que prenait la conversation ; mais Mia abordait invariablement des sujets désagréables quand il était vulnérable. Elle le sentait et choisissait ces moments-là pour obtenir ce qu’elle voulait. Et elle gagnait toujours.
« Nous en reparlerons, si tu veux, lui dit-il. Mais pas maintenant. »
À sa surprise, elle baissa les yeux et n’insista pas. Elle donna ses instructions aux serviteurs qui débarrassaient la table avant de se diriger vers la porte, où elle se tourna pour lui dire d’une voix suave :
« Puisse ton sommeil être aussi paisible qu’une petite mort.
— Le tien de même. »
Il n’aurait su dire pourquoi, mais cette expression conventionnelle lui déplaisait.
Chaemhet mit longtemps à s’endormir. Il regardait les étoiles, les comptait, somnolait, sentait ses pensées incontrôlées se tourner vers Teyé et s’éveillait en sursaut. Mais enfin, par bonheur, il sombra dans l’inconscience.
C’est alors qu’il entendit un cri si net, si réel qu’il se leva d’un bond et regarda autour de lui. Il crut d’abord n’avoir dormi que quelques minutes, mais la lune était haute, la nuit froide et silencieuse. Rien ne bougeait. Même le vent était tombé. Il continuait à tendre l’oreille, vaguement inquiet. Avait-il rêvé ? C’était la voix de Teyé, et ce cri avait vibré jusqu’au fond de son cœur.
Elle gisait sur son lit, sur le dos, comme elle était tombée, glissant en partie vers le sol. La solitude dont elle avait si longtemps souffert appartenait au passé. Pour elle, l’heure tant attendue avait sonné : l’ombre après la fournaise, l’eau après la soif, la vue après la cécité. Sur son visage s’était peinte une légère surprise, d’où le soulagement n’était pas absent. Ses lèvres étaient entrouvertes, ses yeux brillaient encore, comme si derrière eux elle n’était pas partie.
Peut-être sa mort avait-elle été douce. Son corps ne présentait aucune marque de violence. La mince lame de bronze à double tranchant qui l’avait tuée était encore en elle ; seule la garde incrustée de scènes de chasse en or et en argent était visible et projetait une ombre sur sa peau foncée, tandis que Rê chassant du ciel le char de Khonsou inondait 1a pièce de sa lumière.
Ce fut la jeune fille de la chambre voisine qui la découvrit. Elle venait du pays des Deux-Fleuves et n’était arrivée au harem que la saison précédente, avec le tribut offert par son pays. C’était, comme l’expliquait la lettre d’accompagnement, une perle fine, la plus jeune et la plus précieuse des filles du roi. Personne ne pouvait encore en juger. La princesse, à peine âgée de quinze ans, gardait en permanence un regard tragique. Elle ne connaissait que quelques mots de la Terre Noire et fuyait toute compagnie. Mais Teyé avait su gagner son amitié et la protéger, si bien qu’à son insu sa nouvelle existence n’avait pas été aussi brutale qu’il était à craindre. Elle avait un don remarquable pour la double flûte et Teyé l’avait fait entrer dans sa troupe. Ay ne la connaissait pas et ne la verrait probablement jamais.
Les pires heures, pour la jeune princesse, étaient celles qui précédaient le sommeil et, plus atroces encore, celles juste avant l’aube. Alors sa solitude l’accablait dans toute son horreur. Elle restait allongée, les yeux grands ouverts, redoutant l’interminable journée qu’elle aurait à affronter. Quelquefois, ne pouvant le supporter, elle se faufilait hors de sa chambre et se réfugiait chez Teyé, avant que ne reprît le bourdonnement de ruche du harem.
Ainsi en fut-il ce matin-là. Longtemps elle regarda les ombres se détacher de la nuit pendant que le ciel devenait gris. C’était l’heure où rôdait le chien du désert, l’heure où les revenants étaient le plus dangereux, n’ayant plus qu’un court moment sur terre pour terminer leur tâche avant de regagner le Monde de l’Occident. C’était l’heure de la naissance, ou l’heure de la mort.
La princesse s’exhortait au courage, mais elle fut vaincue à l’idée d’écouter seule le harem se réveiller, annonçant le recommencement de la vie qu’elle abhorrait. C’est ainsi qu’elle se dirigea vers la chambre de Teyé, sachant que celle-ci ne s’en formaliserait pas puisqu’elle était son amie.
Elle frappa doucement à la porte. Teyé avait le sommeil léger et se levait tôt. Étonnée de ne pas entendre de réponse, la princesse tourna avec précaution la poignée et ne rencontra pas de résistance. Elle se tint immobile sur le seuil.
Dans la chambre régnait un profond silence. Elle sut immédiatement que Teyé était morte, avant même d’avoir vraiment remarqué la posture anormale du corps sur le lit. Un souffle de vent, un simple courant d’air, caressa son visage aussi nettement qu’une main et elle recula en étouffant un cri.
Était-ce le ka de Teyé qui passait près d’elle ? Les habitants de la Terre Noire croyaient au ka. Celui de Teyé monterait la garde, s’assurant du bon traitement réservé à sa dépouille avant de l’accompagner dans sa demeure d’éternité. La princesse restait figée tandis que l’événement prenait place dans son cœur dans toute sa réalité. Teyé était morte ! Une douleur égoïste monta en elle. Désormais, elle n’aurait plus personne pour la consoler à l’aube, plus personne pour l’enlacer, plus personne sur qui s’appuyer. Comment Teyé en était-elle arrivée là ? Pourquoi cette fleur superbe avait-elle été fauchée ?
Craintive, quoique certaine de ne rien avoir à redouter du fantôme de Teyé, elle s’approcha du lit et se pencha timidement au-dessus du corps. Elle plongea son regard dans les yeux ouverts et crut voir un gouffre sans fin.
« Teyé… Teyé… ! » murmura-t-elle, désespérée de la savoir partie dans la Barque de la Nuit, la rappelant à elle inlassablement.
Soudain elle entendit un bruit. Sur le seuil, une petite silhouette s’arrêta, interdite, puis franchit la distance qui la séparait du lit à une vitesse irréelle. Un bras court mais robuste repoussa la princesse, qui reconnut la nouvelle venue et recula dans un coin de la chambre. Si sa douleur était immense, combien plus cruelle serait celle de Roya !
Celle-ci grimpa sur le lit sans se soucier de sa présence. Elle s’assit en tailleur, faisant de ses jambes comme un berceau où elle posa maladroitement la tête de Teyé. Elle se pencha pour baiser les lèvres de son amie et, quand elle releva la tête, la lumière fit scintiller ses larmes. Pourtant, loin de sangloter, Roya se mit à chanter, d’abord tout bas puis avec plus de fermeté. La princesse ne comprenait pas les paroles, mais ce rythme était le même dans tous les pays du monde.
Roya chantonnait une berceuse.